Graver l'émeraude, déchirer la nuit

« Heart as Black as Night » de *Sash-Kash

N.B. : ce texte est une archive de mon blog personnel. Il a été initialement publié le 19 juin 2006.

Ce texte fait suite à Dr Springtime et sublime Églantine, à Et que brille l'écarlate de ses yeux ! et à Il me semblait rêver…, que vous voudrez peut-être lire en premier.

Cet article a déjà 12 ans : il contient peut-être des informations devenues obsolètes.

Églantine, ma passion,

Adorée!

Il fut bien tard lorsque je réussis à m’extraire de cette soirée interminable. Les seules impressions dont je me souvienne se résument à des mots très froids : fumée – catins – goût de cristal dans la gorge – le gros Dubreuil et son humour d’imbécile – engourdissement de l’esprit.

Je pus enfin lire ta lettre, installé mécaniquement derrière mon bureau d’ébène. Le temps d’allumer un énième cigare, adorée, et j’étais tout à toi.

Ces tableaux de toi que jadis j’adorais, Églantine, je ne puis désormais les regarder sans en détourner sciemment mes yeux. Ils me sont devenus insupportables. Je les ai tous décrochés, et je devine que derrière l’apparente frustration qui me mena à une telle initiative, se cache un souhait d’indifférence.

J’ai moi aussi mené cette vie de bohême dont tu parles.

Je l’ai connue sans même quitter Paris.

J’ai, tout comme toi, porté ces costumes parfaitement taillés, joui des fines étoffes que je m’évertuais à salir, nuit après nuit. Oui, j’ai fréquenté le monde et en ai vomi ses vanités derrière mille enjôleurs sourires. Mais, comparé à la solitude et à l’évanescence, à la fragilité de la vie, cette vie est devenue ma vie, elle s’est comme transférée de ses sphères indigestes jusqu’à mon estomac.

Tout comme toi, je rêvais d’idéal, d’absolu. Il m’arrive même de repenser parfois à mes premières amours, ces fleurs du mal adolescentes qui m’empêchaient évidemment de trouver le sommeil, qui me poussaient déjà à rallumer la flamme et à faire danser les ombres chinoises sur le papier épais. Comme ce soir.

Mais la passion, ce n’est pas vivre ! C’est mourir un peu, chaque jour, à chaque pensée qui se consume.

Tu ne peux pas exiger de moi un tel amour, mon amour.

J’ai tiré un trait sur cet extrême qui ne fait qu’avaler sans jamais le régurgiter, cet oxygène nécessaire, alors que l’on croit, naïf, que c’est une raison de vivre.

L’amour est un poison ; oui. Je ne désire pas m’attacher à toi, belle amie. Ton mode de vie, tes pensées, tes caprices m’ennuient par avance, bien que j’admette volontiers les trouver touchants. J’aime trop les privilèges auxquels ma naissance et ma fonction m’autorisent. Et retirer tes toiles de mes murs revient à rehausser de noir mon drapeau, cet étendard qui passe avant mes pitoyables états d’âme.

Cependant, je ne puis te cacher que j’ai ardemment désiré t’étreindre à nouveau comme je le fis en ce frais matin d’août, où à peine réveillée, ta peau sentait déjà la mousse et les fleurs de pommier. Tes cheveux d’un blond qu’on dit originaire des palais obscurs de Venise, leurs délicates boucles éparses parmi des draps froissés… Je me sentai lié à toi, amazone, d’une façon que je n’aurais jamais imaginée, même pas dans mes accès les plus romantiques.

Il ne s’agissait plus des plus primaires liaisons physiques, ni même d’un lien spirituel soit disant superficiel – mais bien de mon âme connectée à ton âme, de nos corps qui ne faisaient que matérialiser cette union relevant du divin, du monde des idées, de ce qui nous a toujours échappé.

Ai-je à ce point besoin de toi ? En quoi consiste la différence entre toi et une autre ? Pourquoi aucune nuit ne réussit-elle à s’écouler sans que je ferme les yeux en pensant désespérément à toi, que dis-je, en te buvant littéralement, en buvant la moindre de tes paroles que j’ai gardée en souvenirs, en avalant goulûment le moindre mot que tu consens à m’écrire ?

Je crois voir, à travers toi et ta condition mortelle, un puits sans fond que je n’aurais de cesse de remplir, seulement si… Seulement si, Églantine. Seulement si tu voulais bien admettre que tu ne changeras jamais rien, que ton art et tes rêveries n’empêcheront jamais le monde de continuer sa folle course contre la montre.

En ce soir des moins favorables, l’esprit vagabond, l’humeur déclinant à chaque seconde, je t’écris tout de même et décide d’affronter ton attitude hautaine. Que ne donnerais-je pas pour passer une nouvelle nuit d’août avec toi ? Pouvoir panser moi-même les blessures de ton coeur, et cautériser, à même ta chair, cette jalousie démente qui m’étrangle quand je t’imagine danser avec lui…

Il serait trop présomptueux d’imaginer que tu puisses encore te soucier de moi. Mes gestes m’accablent, hélas.

J’en ai fini.

Henry