Et que brille l'écarlate de ses yeux !

« Dracula » illustré par Anne Yvonne Gilbert

N.B. : ce texte est une archive de mon blog personnel. Il a été initialement publié le 26 avril 2006.

Ce texte fait suite à Dr Springtime et sublime Églantine, que vous voudrez peut-être lire en premier.

Par ailleurs, la bande-son naturelle du texte suivant est le titre The Devil So Charming de Birdeatsbaby.

Cet article a déjà 12 ans : il contient peut-être des informations devenues obsolètes.

Henry,

Voulant noyer mon chagrin dans une larme d’absinthe, je me suis retrouvée hier à déambuler dans les rues sales du vieux Paris, et j’y ai croisé un dénommé Jack, à l’angle de la rue Morgue.

Je l’avoue, je l’ai rapidement laissé m’encanailler. Cet amant d’infortune chantait des litanies dont j’avais oublié le goût, et pressait sous son manteau ce que je devinais être un crochet dans le but d’éviscérer quelque fougueuse donzelle sous la Lune, témoin complice de ses nombreux crimes.

Je portais encore ma broche, ce soir-là, piquée d’éclats d’améthyste. J’avalai cul sec un petit verre de schnaps, puis toussai discrètement, supportant mal la fumée qui avait depuis longtemps envahi la goguette.

Tandis que s’ébruitait mon ivresse, Jack commença à chantonner lui aussi et m’emmena danser au centre de la salle, au milieu d’un public qui n’en avait rien à cirer. Je me sentais si légère, portée à bout de ses bras vers un ciel caché ! Je tombai rapidement sous le charme de sa voix douce-amère, entrecoupée de délicieux hoquets – et je glissai soudainement dans une torpeur chaude et rassurante, seulement retenue par un vague souvenir de pudeur.

Avalée toute crue par son regard avide de sensualité, je me laissais faire par ce Don Juan dont pourtant j’ignorais tout. Mais cette grâce qui l’enveloppait, cette infinie poésie qui habitait chacun de ses mots, et même cet éclat abstrait qui retentissait dans sa voix, tout cela dissimulait mal la cruauté que je ressentis dans toute son horreur quand il mordit ma chair jusqu’au sang, au point de laisser une marque que je cache aujourd’hui sous un foulard pudique.

Le goût de mes veines ne lui suffit aucunement, et tandis que je constatai avec surprise son impuissance, il m’assena un violent coup au visage dans un rire tonitruant. J’ai bien peur d’avoir perdu conscience avant même d’imaginer le Mal dont il frappa encore mon pauvre corps ce soir-là…

Je me réveillai le lendemain, la face tuméfiée et le souffle coupé de découvrir qu’au-dessus de mon coeur, Jack avait laissé la cinglante marque de notre péché, écarlate à dire vrai. Titubant jusqu’au miroir qui me révéla la terreur dont était capable le personnage que j’avais laissé me séduire, je ne compris pas comment j’avais pu me laisser berner par celui qui m’avait pourtant fait l’impression d’un garçon fort poli quand mes yeux dessinèrent pour la première fois sa silhouette, déjà assombrie par le noir de ma mélancolie.

Il prétexta alors être artiste, poète. J’ignore pourquoi, mais je lui fis confiance. Alors que je lui demandai l’heure dans le seul but d’apercevoir ses mains – qui étaient longues, fines et d’un blanc immaculé -, je remarquai l’étincelle provoquée non pas par le croisement de nos regards, mais par la Lune caressant sous un voile érotique la courbe parfaite dudit crochet. La nuit était déjà bien avancée. Je me souviens alors l’avoir suivi sans aucune peur, et nous déambulions côte à côte jusqu’au prochain tripot.

De retour chez moi, après avoir péniblement caché mon visage des curieux, et après avoir laissé Mathilde prodiguer mille soins à mes plaies, j’arrachai subitement le tissu noir qui recouvrait mon dernier tableau. La toile n’était recouverte que de vagues couleurs, mais il me semblait déjà y apercevoir un semblant de regard tout à fait vicieux, n’attendant que ma main pour le rendre plus vicieux encore. Etais-je ce qui avait provoqué le Mal le plus primaire chez Jack? Ou n’étais-je qu’une de ses nombreuses fiancées amputées?

J’empoignai en un éclair palette et pinceaux, et tandis que je mélangeais distraitement les pigments, je sentis soudain en moi cette force incontrôlable qui m’aurait presque fait perdre l’équilibre s’il n’y avait eu toi – ou du moins l’idée de toi, perdue au sein de ce bouquet de roses fânées mais que je ne pus me résoudre à jeter. Depuis combien de temps étaient-elles là, qui aurait pu le dire ? Et tandis que je peignais, presque mécaniquement alors que mon esprit s’évadait par la lucarne, je m’acharnais à étudier cette drôle de rancoeur qui s’agrippa à mon cou dès le moment où j’ouvris ta dernière lettre.

Tu disais que tu m’aimais, que mes je t’aime n’étaient pas sincères. Henry, as-tu seulement idée de ce que je serais prête à abandonner pour que tu reconsidères, ne serait-ce qu’un instant, cet amour que tu dis être faux, et que tu défigures par tant de défiance ? Tu me blesses plus profondément encore que le crochet de Jack fiché sans état d’âme en mon sein. J’entends déjà tes moqueries, va ! Je souffre déjà de ton cynisme.

Faut-il donc que de ces deux amours incomplets je choisisse? Mon pinceau lui-même n’a plus goût à rien, et bâcle sans remord le tableau que je recommence sans cesse. Je t’aime, bien que je te haïsse de tout mon corps. A-t-on idée d’une telle peine ? Je voudrais en chaque instant me retrouver à nouveau près de toi, et sentir ton haleine de tabac relever d’un peu de couleur le gris de mes jours. Mais il suffit que la moindre pensée de ton caractère odieux et infidèle rejaillisse en d’insoutenables feux, Narcisse, pour que j’abandonne sans remord l’enfant que j’attendais de toi.

En cette fin d’après-midi funèbre que je marquerai par l’intensité de mon coma, il me paraît tout à fait évident que ce que nous appelons « moi-même » n’est que la projection de ce qui est attendu de nous. Nos émotions et même nos coups de foudre me semblent dictés par une quelconque loi. Ce qui est difficile, dis-je alors à Mathilde, c’est d’accepter de sortir d’une route qui semble toute tracée pour tout le monde; ce qui est difficile, c’est d’avoir le courage d’affirmer l’exact opposé de ce qu’ils veulent que l’on pense.

Il suffit le temps du pensionnat où mon esprit affûté n’était récompensé que par le sifflement de la baguette sur mes doigts, cent fois meurtris, où les seules paroles que l’on me forçait à réciter par coeur n’étaient pas de ma composition.

Henry, j’ai décidé de me rapprocher au plus près de qui je pense être, même si cela doit m’éloigner encore davantage de toi et de ta bonne société chérie. Car j’ai beau porter les plus merveilleuses robes de soirée, m’enticher des plus beaux partis d’Europe, j’ai beau écouter, cachée derrière un sourire, les niaiseries de mes dévouées amies, il y a une part de moi qui voyage sans cesse, cheveux en bataille, pantalon de corsaire et bottes patinées, qui parcourt le monde à la vitesse de la lumière (mais qui prend tout de même le temps de s’arrêter pour tremper ses lèvres dans la première liqueur).

Certes, tu es, et il est probable que tu restes, à jamais, le seul homme qui ait autant d’ambition que moi, qui soit aussi possédé que je le suis moi-même par les couleurs qui se transforment en mirage. Tu es le seul homme avec qui je puisse me battre à armes égales. Je t’affronte, semblable, et il me semble que ni toi ni moi ne gagnera jamais. Mais ton image… ! Mais cette douleur, Henry ! Se peut-il qu’un si grand bonheur soit inévitablement, presque tragiquement, accompagné d’une telle douleur ? Je la ressens comme je respire, malheureusement.

Mes amis du Cercle définissent le romantisme comme être spectateur de ses propres émotions. Mais cela ne me suffit pas : je veux non seulement observer ces émotions, mais aussi les analyser de la manière la plus fine, et rendre compte de cette analyse autant que faire se peut dans mon art, dans mes livres. Ils m’accusent de ne pas avoir été suffisamment sincère avec eux, mais qu’on m’oublie ! C’est justement parce que j’ai été sincère et nue que je suis aujourd’hui punie par leurs vagues ordalies publiques, par leurs tentatives larvées de vengeance. Je leur montrerai ce que veut dire se venger, moi ! Ils n’oublieront plus jamais la couleur de ma haine.

Trop immatures, encore couchés tout contre leur mère adorée, ils voilent leur conscience – et la face de leur femme. Je préfère être détestée pour avoir été vraie, plutôt qu’être aimée pour n’avoir été que l’ombre de moi-même. Je préfère aussi – et de loin ! – travailler à la compréhension la plus aboutie de mes tourments les plus saugrenus et les plus repoussants, plutôt que de compter fleurette à je ne sais qui en étant convaincue de révolutionner le monde. Je préfère encore mourir plutôt que de renoncer à ma souveraine, à ma seule Muse, à l’épée qui me protège…

Vois-tu, cher ami, ce n’est pas que je surestime mes pouvoirs, ou que je suis trop idéaliste. Non, je suis tout à fait lucide quand je dis que je suis capable de sentir les forces telluriques vibrer, remonter par mes jambes avant de me mener à l’ivresse la plus totale.

Ce que je surestime par contre, c’est la volonté de s’améliorer de mes compagnons de vie, ainsi que leur capacité à produire une force qui soit semblable à ma propre force. Il est plus aisé de culpabiliser son miroir, je suppose. Ce n’est pas une fuite, mais bien renoncer à la médiocrité, de manière ferme et sans appel. Ils ne veulent pas faire d’efforts? Il s’entourent de mystères pour cacher leur vanité? Très bien. Il suffit. Au moins, maintenant, je connais leurs vilains petits secrets.

Henry, il m’a épargnée. Il m’a épargnée. J’imagine que tu lui en veux, mais ces blessures, crois-moi, ces cicatrices auxquelles il a condamné mes joues, ne sont rien, absolument rien, quand je les compare aux milliers de lames que tu as fichées jadis en mon coeur, ces lames et ces pleurs qui ne cessent jamais de me ramener auprès de toi.

Je t’aime… Non ! La vérité est que je t’aimais, comme je ne pensais plus jamais pouvoir aimer.

À l’autre bout du monde, la tête posée sur le sol, j’aspire, entre mes quatre yeux, l’étrange architecture de mon âme. Mon vœu le plus cher est de t’oublier, cher Springtime. Mais aucun génie ne respire dans mes lampes au fanal bleu.

Je suis harcelée par ces pensées de tes mains pétrissant mes chairs, déchaînant sans fin cette perverse obsession.

– Églantine