Estelle Faye Porcelaine

Chinoiseries maléfiques

Note :
5/5
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L’argument

Dans la Chine ancienne, un village vit de la poterie. En voulant ramener du bois sec à son père, le meilleur potier du village, Xiao Chen grimpe sur la montagne pour atteindre la forêt sortilège, ignorant qu’il provoque ainsi le courroux d’un dieu.

Lorsqu’il se réveille le lendemain avec une tête de tigre à la place de son visage humain, les villageois, effrayés, décident de le chasser.

Commence alors pour Xiao Chen un long périple aux côtés d’une troupe de théâtre ambulant, dans laquelle chacun semble avoir un fardeau étrange à porter, tout comme lui.

Devenu immortel, il rencontre Li Mei, une jeune tisseuse, mais une femme-fée malade de jalousie mettra en oeuvre manigances et enchantements pour les séparer et récupérer celui qu’elle veut.

Ça commence comme ça

L’air sent la sève des pins qu’on abat, plus haut dans la montagne, pour alimenter les fours à céramique. Nous sommes au septième jour du septième mois lunaire, période de la Fin des Chaleurs. Une pluie fine tombe sur le village des potiers, quelques maisons fragiles accrochées aux pentes escarpées de Hengsan.

La pluie est venue tôt cette année. Trop tôt.  Sous les auvents en paille, on murmure que les dieux sont irrités parce que les hommes ont creusé trop profonds dans la roche leurs longs fours-dragons en forme de tunnel. Malgré l’averse, une poignée de vieilles femmes monte brûler des encens à la pagode, en haut de la cascade.

Avis personnel

J’ai choisi ce livre pour son allure poétique, sa femme-fée et sa malédiction à tête de tigre. Je redoutais cependant de devoir composer avec des débordements de guimauve et de niaiserie à cause de l’histoire d’amour qui s’éternise sur des siècles.

Et j’ai bien fait de ne pas m’arrêter à cette idée facile (mais tellement rédhibitoire) et de me plonger malgré mes peurs d’eau de rose dans cette épopée fantastique, car c’est en vérité un petit bijou de fantasy qui prouve au monde entier (au moins ça) que ce n’est pas parce que c’est une histoire d’amour que c’est forcément cucul-la-praline.

Je m’inquiétais aussi – toujours inutilement – de la localisation de l’histoire : l’Asie. En général, je n’accroche guère aux histoires de samouraïs défendant leur honneur, je peine à retenir des noms aux consonances trop proches pour mon cerveau occidental, et je craignais que l’auteure en fasse trop pour nous prouver qu’on se trouve Chine, à grand renfort de dragons, de toits recourbés, de monastères bouddhiques et de lampions rouges.

Mais rien de tout cela. Ici, les choses se devinent, tout le monde ne se nomme pas Fang, la seule religion est le théâtre et le mélange des genres (cadre extrême-oriental, vie sur les routes de saltimbanques, fée jalouse comme celles que l’on trouve dans notre bonne vieille Europe, etc.) nous offre une fable qui fait fi des frontières et des codes.

Le livre se découpe en trois actes, à la manière d’une pièce de théâtre, un thème dominant tout au long du roman. On sent que c’est un monde qui touche l’auteure, ses descriptions tout en finesse et subtilité – pas de lourds paragraphes pour tenter tant bien que mal de nous convaincre de l’existence de quelque chose d’incohérent – oscillent entre réalité et onirisme et créent un monde où la magie est une évidence qui s’estompe au fil du temps.

Chacune des trois parties correspond à une époque. Entre, il peut se passer plusieurs siècles ou quelques dizaines d’années, la notion d’immortalité touchant quelques-uns des personnages.

Le premier « acte » est presque trompeur, si on n’a pas pris connaissance du résumé en quatrième de couverture. Il met en place l’histoire de façon minutieuse : Li Mei n’apparaît pas encore, et la trame semble se tisser autour de la nouvelle vie de Xiao Chen, son apprentissage du métier, les cours Florent et les premiers castings, ainsi que sur le mystère qui plane autour de ses compagnons de voyage.

Tous bizarres. Certains plus que d’autres, mais tous bizarres. Pieds-de-Cendre et ses tours d’horreur, Brume de rivière dans sa lourde robe cousue d’amulettes, etc. Cependant, cette première étape n’est pas juste une description. Bien que tous les personnages qui sont importants ne soient pas encore entrés en scène, on a d’ores et déjà des combats à mener, des démons à évincer, ceux de la montagne au tout début, puis ceux qui suivent la troupe.

La seconde partie se déroule bien plus tard. Une ellipse de quinze siècles nous propulse à l’époque où vit Li Mei, que Xiao Chen va rencontrer. Elle apporte un second souffle à la vie immortelle de l’acteur à tête de tigre qui porte, pour cacher son côté bestial, un masque de porcelaine lui assurant une apparence humaine. Mais la malédiction progresse, telle une douloureuse et inépuisable maladie, et il s’agit pour les deux amoureux d’essayer d’arrêter le processus qui transforme Xiao en monstre.

La troisième et dernière époque, qui n’a lieu « que » soixante-ans après la deuxième, annonce un final fabuleux. La lutte entre la fée et l’humaine va devoir éclater pour que la vie puisse continuer. L’affrontement est particulièrement inégal. Dans le coin gauche du ring, la fée aux multiples pouvoirs, magnifique et jalouse, attendant son heure depuis des siècles. Face à elle, l’humaine droite et courageuse, travailleuse, la beauté normale, juste et légitime. Elles se battent pour l’homme qu’elles aiment, qui aura fait preuve au cours de sa très longue vie d’autant de bravoure que de lâcheté.

Un conte attachant à travers une écriture élégante, voilà ce qu’est Porcelaine. Il serait dommage de s’en priver.

Le grain de sable

Pour ceux et celles qui voudraient découvrir la plume d’Estelle Faye sur un format plus court, la nouvelle Suriedad est diponible au format numérique sur le site des Moutons Électriques. Cette nouvelle est également présente dans l’anthologie Dragons (Editions Calmann-Lévy).

Sur le mur

Un masque de tigre

Gramophone

Des musiques traditionnelles chinoises.

Dans la même veine

  • Si vous avez aimé l’écriture d’Estelle Faye, plongez (au propre comme au figuré) dans La Dernière lame (Editions Le Pré aux Clercs), son premier roman.
  • Et pour les amoureux de l’Asie, voyagez avec l’Emblème n°6 – Extrême-Orient (Editions Oxymore)

À propos d’Estelle Faye

Née en 1978, le jour où l’on vend des brins de muguets pour apporter la chance, Estelle Faye a suivi des cours de théâtre avant de scénariser des courts-métrage dont Carcasse, réalisé par Ismaël El Maoula El Iraki, diffusé au festival de cinéma Vues d’Afrique de Montréal en 2008. Elle est l’auteur de La Dernière lame (Le Pré aux Clercs).

Références

  • Moutons Électriques Editeurs, Collection Bibliothèque voltaïque, 2013, 274 pages
  • (Très belle) Illustration de couverture d’Amandine Labarre

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